L’ultime bataille de l’eau entre Veolia et la junte
Programmé pour la fin de l’année, le retrait de Veolia du Niger vient mettre un terme à une séquence douloureuse pour le géant français, dont les relations avec les autorités du pays se sont dégradées depuis le coup d’État de juillet. Parmi les griefs du groupe, plusieurs millions d’euros d’impayés de la part de Niamey.
Quatre millions d’euros. C’est le montant total des pertes accumulées par le groupe français Veolia au Niger au cours des quatre derniers mois. Active depuis plus d’une quinzaine années dans le pays, à travers une coentreprise, la Société d’exploitation des eaux du Niger (SEEN), l’entreprise a finalement renoncé à y maintenir sa présence. En cause : la réticence de la nouvelle administration, ainsi que de la majorité des entreprises du secteur privé nigérien, de rétribuer ses services, depuis le putsch du 26 juillet 2023. Veolia touche à ce jour à peine 25 % de ses recettes mensuelles habituelles. Un manque à gagner chiffré à près d’un million d’euros par mois.
L’ensemble des administrations nigériennes et des ministères refusent en effet de régler leurs factures d’eau, tout comme plus de deux tiers des acteurs privés.
Explosion des coûts
Des impayés dont le poids se fait d’autant plus ressentir que les coûts d’exploitation supportés par Veolia ont fortement augmenté. En raison du blocus économique imposé par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) dans la foulée du coup d’État, le groupe français doit ainsi s’acquitter de dépenses toujours plus importantes afin d’importer les réactifs employés pour traiter l’eau.
Le géant de l’eau a pourtant multiplié les efforts auprès de la junte du général Abdourahamane Tchiani en vue de sortir de cette impasse. Veolia a adressé au moins trois courriers aux autorités pour demander le règlement des millions d’euros d’arriérés. La question a également été abordée lors d’une réunion qui s’est tenue en novembre, à Niamey, en présence du ministre de l’eau, Adamou Mahaman, et d’une délégation de représentants de Veolia.
Stratagème manqué
En vain. Non seulement le gouvernement nigérien n’a pas donné suite à ces sollicitations, mais il a même demandé au groupe dirigé par Estelle Brachlianoff de lui verser une avance sur recettes. Une pratique régulière de la junte, depuis le putsch, auprès de nombreuses entreprises. La situation a été jugée intenable par Veolia, qui s’est depuis résigné à quitter le pays. Dans un courrier daté du 30 novembre et abondamment relayé sur les réseaux sociaux, la direction de la SEEN a annoncé à l’ensemble de ses salariés le transfert de ses activités vers une société d’État dénommée la Nigérienne des eaux. Créée en janvier 2023, cette dernière avait pourtant été initialement mise sur pied pour permettre à Veolia de conserver son monopole sur la distribution d’eau dans le pays.
Alors dirigée par l’ancien président Mohamed Bazoum (2021-2023), l’administration nigérienne avait fait le choix de dissoudre la SEEN au profit de la Nigérienne des eaux. L’objectif était d’évincer un pool d’actionnaires privés représentés par l’opposant Omar Hamidou Tchiana (AI du 20/01/23), qui détenait 34 % du capital de la joint-venture.
Si elle pouvait en avoir l’apparence, la décision était loin d’être un camouflet pour Veolia, qui négociait en coulisses avec les équipes de Mohamed Bazoum afin de passer un nouveau contrat avec l’État nigérien. L’un des derniers scénarios envisagés prévoyait notamment que le géant français puisse entrer au capital de la Nigérienne des eaux à l’issue d’une loi d’habilitation sectorielle dont le vote aurait dû avoir lieu en 2024 (AI du 22/02/23). Côté Veolia, le dossier était suivi avec attention par le patron de la SEEN, Denis Reboul, ainsi que par le directeur général adjoint du groupe chargé de la communication, Laurent Obadia.
Disgrâce soudaine
Échafaudée avec l’aide de conseils étrangers, parmi lesquels le très discret cabinet Axelcium (AI du 14/11/22), cette stratégie a néanmoins été mise à mal par le coup d’État. Très connecté auprès de l’administration Bazoum, Veolia s’est retrouvé dépourvu de ses principaux relais au sein du pouvoir, au premier rang desquels figurait Ahmet Baringaye Daoui. À la demande de l’État nigérien, le groupe français avait fait de ce responsable de l’organe jeunesse de l’ancien parti présidentiel, le Parti nigérien pour la démocratie et le socialisme (PNDS), le directeur général adjoint de sa filiale en août 2022.
Ahmet Baringaye Daoui cumulait ce poste avec celui de conseiller à la présidence. La SEEN l’a néanmoins limogé en octobre 2023, à la suite de demandes d’explication soulevées par deux administrateurs locaux de la société. Ceux-ci le soupçonnent d’avoir prétexté un déplacement professionnel à Accra et à Abidjan, en juin, afin d’aller soutenir la campagne alors menée par le PNDS dans le cadre des élections législatives des Nigériens de la diaspora. S’il avait reçu un ordre de mission de la SEEN pour « visites d’échange avec les sociétés du secteur de l’eau », Ahmet Baringaye Daoui avait été aperçu à plusieurs meetings politiques durant son séjour.
Défi technique pour la junte
Le départ de Veolia a été accueilli favorablement par certains soutiens de la junte du général Tchiani, mais il présente un sérieux défi technique et financier pour les nouvelles autorités. Après avoir rapatrié en juillet une demi-douzaine de salariés expatriés, le groupe français cessera définitivement de verser les salaires des 700 employés locaux de la SEEN, dès janvier 2024. S’il veut éviter une situation de paralysie, le gouvernement nigérien se voit forcé de trouver une solution avant cette date, et ce, malgré des ressources financières extrêmement limitées.
Parallèlement, le retrait de la SEEN suscite une certaine déception au sein de Veolia, qui avait songé à faire du Niger le laboratoire de son implantation africaine.
Pierre-Elie de Rohan Chabot, Paul Deutschmann